Pistes de réflexion sur les obstacles à l’enseignement de la théorie de l’évolution - Deuxième partie : hasard et finalisme

Introduction

I. La théorie de l’évolution en résumé et l’évolution de la théorie

II. Hasard et finalisme

L’adaptation est au cœur de l’évolution. On observe que les organismes sont adaptés (plus ou moins parfaitement, parfois merveilleusement) à un certain milieu de vie, les structures de l’organisme étant adaptées à une certaine fonction.
Toute la question est de comprendre de quelle manière s’établit ce lien entre l’organisme et son milieu, entre la structure et la fonction.

Les réponses qui ont été apportées à cette question peuvent s’ordonner selon deux grands axes.

 Il y a un premier axe sur lequel sont opposées une évolution mue par des facteurs internes à l’organisme (l’organisme s’adapte activement, "décide" de changer en réponse à son environnement) à une évolution mue par des facteurs externes (l’organisme est façonné par l’environnement, il est passif).
On note que dans les deux cas l’énoncé se situe à l’échelle de l’organisme, niveau naturel pour notre esprit et donc niveau auquel ces modes d’évolution sont souvent formulés. La conception moderne pense à l’échelle de la population, plus difficile à se représenter.

 Un second axe oppose une évolution révélation d’un projet à une évolution aveugle. L’insistance sur le progrès et la complexification accompagne souvent le premier de ces pôles, que l’évolution se fasse du fait d’une force interne propriété du vivant ou d’une "loi naturelle" plus vague et plus générale encore, l’aboutissement correspondant la plupart du temps à arriver à un être défini comme étant le plus parfait et le plus complexe : l’Homme. Il y a ainsi une finalité dans cette conception de l’évolution.

L’évolution selon Lamarck postule une force d’évolution interne qui pousse vers une plus grande complexité et fait gravir l’échelle des êtres, hiérarchie des êtres vivants, des unicellulaires apparus par génération spontanée jusqu’à l’Homme. On peut y voir un projet puisque l’évolution tend vers un but qui est bien défini.
Les êtres vivants vont s’écarter de la ligne du projet pour s’adapter à l’environnement où ils se trouvent, ces adaptations acquises étant transmises à la génération suivante. Cette évolution déviante est celle qu’on associe toujours à Lamarck, bien qu’il l’aie considérée comme secondaire par rapport à l’évolution ascendante.

L’élan vital de la philosophie de Bergson est une force qui fait évoluer les êtres vivants vers plus de complexité. Il n’y a par contre ici pas de finalité, pas de projet. Le résultat n’est pas prévisible.

La force différenciante de Spencer est une force "inconnue et inconnaissable" qui agit sur tout l’Univers, pour créer ordre, variété et spécialisation, y compris chez et dans les êtres vivants.

L’énergie ascendante de Teilhard de Chardin est du même ordre : elle s’étend à toute la matière. Elle a pour objectif le déploiement de la noosphère, une enveloppe de pensée humaine autour de la Terre. La noosphère prépare l’avènement d’un "Christ cosmique". Il y a bien ici un projet accompagné d’un progrès : l’Homme doit rejoindre Dieu en un point Oméga de parfaite spiritualité. L’évolution humaine prolonge l’évolution cosmique.

Pour les tenants de l’Intelligent Design, il y a un projet, conçu par un Designer, qui va diriger l’évolution pour que se réalise ce projet. Cette évolution part de l’organisme et non de l’environnement, même si le Designer est externe.

Pour les Créationnistes qui nient l’évolution, le premier axe n’existe pas : les êtres vivants étant immuables (fixisme), la question du moteur de l’évolution ne se pose pas. Il ne reste que le pôle projet du second axe, ce projet étant la Création définie par Dieu.

La théorie de l’évolution telle qu’elle a été formulée par Darwin décrit une évolution qui ne tend vers aucune fin, et dans laquelle l’environnement façonne l’évolution des êtres vivants à travers la sélection naturelle, c’est à dire qu’il n’oriente le changement qu’a posteriori, en opérant un tri dans les variations apparues. Ce couple variation/sélection reste pilier de la théorie telle quelle est admise actuellement.
Plus on accorde une place importante au hasard, plus on s’éloigne du pôle projet. Cette évolution est imprévisible et donc non prédictible.

Diagramme illustrant la position de différents mécanismes proposés de l’évolution par rapport à un moteur interne et à l’existence d’un projet

Les forces internes mystérieuses, transcendantales, appartiennent à un vitalisme non compatible avec les postulats de la science. Ce point sera développé dans la partie Vitalisme et mécanisme. Le hasard est par contre compatible avec le matérialisme méthodologique de la science.

Nous verrons que cette place laissée au hasard rend la théorie de l’évolution contre intuitive, c’est à dire qu’elle ne suit pas la pente naturelle de notre esprit, et peu séduisante car donnant une vision d’un Univers froid et indifférent. Ce sont donc là deux résistances à la réception de la Théorie de l’évolution.

1. Définition du hasard

2. Place du hasard dans l’évolution

3. Hasard contre finalisme

4. Résistances à la théorie de l’évolution


1. Définition du hasard dans l’évolution

Jean Gayon, dans le Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences, définit trois sens au terme hasard, qui vont être tous présents dans la théorie de l’évolution.

 Le premier de ces sens est celui de chance, de bonne fortune, déjà défini par Aristote. Il s’applique lorsqu’un effet est inattendu par rapport aux causes qui l’ont produit.
Ceci s’applique dans la théorie de l’évolution au niveau des mutations. Une mutation peut se révéler favorable pour l’individu qui la porte mais cela n’est pas en rapport avec l’origine de cette mutation. La mutation n’a pas été produite pour être favorable. Elle se produit et il se trouve qu’elle est favorable. Bien d’autres se produisent sans jamais se révéler favorables. L’exaptation est un autre exemple de ce type de hasard.

 Le terme de hasard fait ensuite référence à ce qui est aléatoire, au sens mathématique. Il correspond à ce qui suit une loi de probabilité et donc on l’approche par des calculs de probabilité et des statistiques. L’exemple type est celui du lancer de dé. On peut prédire plusieurs possibilités ayant chacune une certaine probabilité de se produire mais on ne peut prédire celle qui va se réaliser.

Ici le hasard peut être un terme que l’on emploie pour recouvrir un ensemble de phénomènes déterministes mais trop complexes pour qu’on puisse faire des prévisions. Le lancer du dé obéit aux lois de la physique et si nous connaissions tous les paramètres, toutes les conditions initiales, nous pourrions prédire ce qu’il va se passer mais cette prédiction est en pratique hors de notre portée, d’où le recours aux probabilités.
Ce second sens de hasard s’applique aussi aux mutations. C’est aussi celui présent dans la dérive génétique, la reproduction s’apparentant à un tirage au sort. Les changements de fréquence des allèles neutres sont aléatoires.

 Un troisième sens du hasard est celui de contingence dans la cadre d’une théorie. Certaines données ne sont pas prédites dans le cadre d’une théorie donnée, tout en pouvant l’être dans le cadre d’une autre théorie. Une théorie regroupe un ensemble cohérent de lois mais cette théorie ne suffit pas à faire des prédictions, il faut aussi connaître les conditions initiales du système, qui peuvent être du ressort d’une autre théorie.
Ainsi la chute de la météorite à la fin du Crétacé est-elle contingente dans la théorie de l’évolution. Elle n’est pas prédite par elle. Elle n’est pas contingente dans une théorie du mouvement des objets dans le système solaire. Par contre la masse de cette météorite est contingente dans cette autre théorie.
D’une manière générale, tout changement de la partie non vivante de l’environnement est contingent dans la théorie de l’évolution, qui se limite aux êtres vivants.

Pour Stephen Jay Gould, la contingence est ainsi définie comme une dépendance par rapport aux conditions initiales. La contingence se distingue ainsi du hasard décrit précédemment qui est instantané. Cette contingence s’inscrit dans une dimension historique. Elle impose donc de tenir compte des hasards passés en plus du hasard présent.

Il y a une autre définition de la contingence : si les conditions sont réunies pour qu’un évènement se produise et que c’est le hasard qui décide s’il se produit à pas, on dit qu’il est contingent.

(Dans la nécessité du hasard, Alain Pavé donne une autre terminologie des différents types de hasard : le hasard du physicien des particules avec la relation d’incertitude d’Heisenberg, le hasard du statisticien qui est rangé dans un terme d’erreur, le hasard du probabiliste, le hasard du numéricien et de l’informaticien qui est un hasard simulé, le hasard du spécialiste des risques, correspondant aux aléas environnementaux).

2. Place du hasard dans l’évolution

 Où le hasard intervient-il dans l’évolution ?

  • Au niveau du gène, dans les mutations ponctuelles
  • Au niveau du génome dans les recombinaisons (brassage intrachromosomique), translocations, duplications de fragments entiers de chromosomes
  • D’une génération à l’autre et par suite à l’échelle de la population à travers la reproduction sexuée, dans la ségrégation des chromosomes homologues lors de la méiose à l’origine des gamètes, dans la rencontre des gamètes qui vont mettre en commun leurs chromosomes lors de la fécondation. Ce hasard va être celui à l’œuvre dans la dérive génétique.
  • D’un organisme à un autre dans les transferts horizontaux
  • Dans la répartition spatiale des individus, qui va jouer sur les rencontres lors de la reproduction mais aussi sur l’exposition en cas d’aléa environnemental.

Ce sont des hasards au sens d’aléatoire.

  • Au-delà du biologique, les aléas environnementaux eux-mêmes, c’est-à-dire les changements de l’environnement. C’est du hasard au sens de contingence.
  • Dans le fait qu’une mutation aléatoire, qu’une combinaison d’allèles et de gène ou qu’une structure préexistante va se révéler favorable en donnant un avantage. C’est du hasard au sens de bonne fortune.

Cela va donner au hasard deux rôles dans l’évolution :

  Hasard et variation : le hasard source de diversité :

L’introduction de tout ce hasard au niveau génétique et dans la sexualité, va produire de la diversité, qui sera ensuite soumise à la sélection, naturelle ou sexuelle.
L’apparition d’une nouveauté dans le vivant est un coup de dé. Sa conservation est un effet de la sélection.

Encore une fois il ne faut pas penser à l’échelle de l’individu mais à celle de la population. Chaque génération n’est pas un lancer de dés unique mais un ensemble de lancers de dés, produisant des résultats divers, dont certains seront mieux transmis pour le tour suivant.
Il ne faut pas penser au hasard seul mais au couple hasard/sélection, qui est capable d’une extrême créativité. Ce couple hasard/sélection est le couple variation/sélection présenté dans l’Origine des espèces, même si Darwin ignorait les mécanismes génétiques à l’origine de cette variation. Ce couple est aussi celui hasard/nécessité qui donne son titre à l’ouvrage de Monod.

Cette force du couple hasard/sélection s’illustre dans deux mécanismes particuliers du vivant : la production d’anticorps dans le système immunitaire et la construction du système nerveux, exemples cités déjà par Jacques Monod dans le hasard et la nécessité et par François Jacob dans le jeu des possibles.

  • Le système immunitaire met en jeu des molécules, les Anticorps (Ac), capables chacun de reconnaître spécifiquement une structure appartenant à un élément étranger de l’organisme (Antigène Ag). Or le corps est capable de produire une très grande diversité d’Anticorps, y compris correspondant à des Antigènes qu’il n’a jamais rencontrés. Comme s’il avait une prescience de ce qui lui sera nécessaire ou comme s’il avait toute l’information pour faire face à tous les Antigènes possibles et imaginables. Les Antigènes que l’organisme va pouvoir rencontrer au cours de sa vie étant innombrables, il faudrait pour cette dernière hypothèse une quantité énorme d’information.

On a cru d’abord que l’organisme apprenait, c’est-à-dire que l’Ac était fabriqué « sur mesure » d’après l’Ag rencontré.
Puis on a découvert que l’explication est toute autre : l’incroyable diversité des Ac est dans un mécanisme génétique de recombinaison : lors de la maturation des cellules qui produisent des Ac, des fragments de gènes sont coupés et rassemblés au hasard. A partir d’un même nombre limité d’éléments, chaque cellule va produire un type particulier d’Ac, différent de ce que produira une autre cellule. L’ensemble de ces cellules va pouvoir produire une très grande diversité d’Ac. Lorsqu’un Ag se présente, la cellule qui possède un Ac capable de le reconnaître va se multiplier (elle est sélectionnée) et sécréter ces Ac.

  • Le système nerveux est capable de recevoir des informations, de les traiter puis de produire une réponse adaptée. Il est aussi plastique, c’est-à-dire capable de se modifier.
    Tout cela se fait au sein de réseaux de neurones le long desquels circule l’information, chaque neurone pouvant recevoir plusieurs informations, qu’il va intégrer pour en émettre une seule.
    La mise en place de ces réseaux, les connexions entre neurones se font au départ au hasard, en particulier au tout début de la vie (ce qui est décrit ici est ce qui a été étudié pour comprendre la construction de notre cerveau). Les neurones poussent, se cherchent, établissent des communications (les synapses).
    Mais les réseaux ainsi mis en place en partie par hasard ne perdureront pas tels quels. Seules seront maintenues les communications qui sont utilisées et donc utiles. Elles seront donc sélectionnées. Le système nerveux pourra ainsi tout au long de la vie se construire et se reconstruire en fonction du travail demandé.

Dans les deux cas le résultat n’est pas écrit dés le départ dans l’information génétique. Ce qui est écrit, c’est un mécanisme de construction faisant appel au hasard et un mécanisme de sélection.

Ainsi les anticorps que mon corps produit pour lutter contre mon infection d’aujourd’hui n’étaient pas écrits dans le noyau de la cellule œuf que j’ai été.
Ainsi les réseaux de neurones que j’utilise pour taper ces mots ne sont-ils pas écrits dans mon information génétique.

Le couple hasard/sélection permet de voir se réaliser des structures avec une quantité d’information bien inférieure à ce qui serait nécessaire s’il fallait que tout soit écrit. Ici l’information nécessaire est celle des mécanismes faisant appel au hasard et à la sélection.

Le couple hasard/sélection permet surtout de faire face à l’imprévu, à l’échelle de l’organisme dans l’exemple du système immunitaire, mais aussi à l’échelle de la population et de l’espèce au sein de laquelle la diversité sera encore plus grande. En cas d’épidémie, si mon système immunitaire ne réussit pas à contrer l’infection, un autre le pourra et l’espèce continuera.

François Jacob a écrit que « la sexualité fournit une marge de sécurité contre les incertitudes du milieu. C’est une assurance sur l’imprévu ». Cela peut s’étendre à l’ensemble du hasard générateur de diversité, dont la reproduction sexuée est une modalité.

S’il n’y avait pas cette diversité, tous les habitants d’un milieu s’éteindraient au premier changement un tant soit peu important de ce milieu car ils seraient tous identiques au sein d’une même espèce, à moins d’imaginer qu’ils aient été au préalable pourvus de l’information nécessaire pour faire face à toutes les situations, ce qui est matériellement impossible.

Par la production de diversité grâce au hasard, le Vivant ne met simplement pas tous ses œufs dans le même panier.

Cela est si vrai qu’il semble bien que les mécanismes produisant du hasard (sexualité, levée des protections contre les recombinaisons et les mutations dans des conditions difficiles) aient été eux-mêmes sélectionnés au cours de l’évolution.

  Hasard et sélection

  • La sélection dépend de l’environnement. Un caractère est avantageux dans un environnement donné mais pas dans un autre (il n’y a pas d’avantage absolu mais des avantages relatifs).
    Tant que l’environnement est stable, la sélection se fait dans le même sens mais s’il change, les règles du jeu changent. Celui qui était adapté ne l’est plus. Or les changements environnementaux de grande ampleur sont contingents. Les grands changements dans l’histoire de la Terre correspondent à des variations climatiques et à des variations du niveau des mers, liées à des évènements géologiques (activité des dorsales, orogénèse, volcanisme), sans parler des catastrophes du type impact de météorites. Le hasard va donc ici infléchir le cours de l’évolution.
  • Il y a alors une part de hasard, dans le sens de chance, dans la survie dans le nouveau milieu. Un caractère qui était présent auparavant, même comme conséquence secondaire d’un autre caractère qui était sélectionné, va pouvoir se révéler avantageux dans ces nouvelles conditions.

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.
(Fables (1668 à 1694), Livre septième, I, les Animaux malades de la peste, Jean de La Fontaine)

Le cas extrême de l’aléa environnemental est celui des grandes extinctions liées à des catastrophes à l’échelle planétaire dont l’archétype est la crise de la fin du Crétacé liée à la chute dune météorite.
Dans le survie se retrouve le hasard au sens de bonne fortune. Les diatomées, algues unicellulaires, ont survécu sans encombre à cette extinction de la fin du Crétacé. En temps normal, elles dépendent pour vivre et se reproduire d’apports saisonniers, qu’elles attendent en prenant la forme de "spores dormantes". Elles arrêtent leur métabolisme et descendent à une plus grande profondeur. C’est ce caractère, acquis par évolution et leur permettant de faire face à l’irrégularité de leurs ressources alimentaires, qui leur aurait permis de passer le temps de la crise (dans le modèle de l’hiver nucléaire où l’obscurité suite à la poussière soulevée par la collision arrête toute la photosynthèse) sous forme dormante. Ainsi un caractère sélectionné se révèle par chance avantageux dans ces circonstances nouvelles.
L’avantage apporté est fortuit par rapport à l’apparition du caractère.

  • Mais dans ces circonstances extrêmes, il y aura une aussi grande part de hasard, de chance pure et simple, dans la survie, sans que cela soit lié à un quelconque avantage.
    En effet dans ces périodes de crise la violence et l’ampleur de la catastrophe sont telles que la survie ne peut être un effet de la seule sélection.
    Ainsi à la fin du Permien, 96% des espèces disparaissent. Aucune corrélation n’a pu être trouvée entre la survie et un quelconque caractère. Le seul facteur influent est l’aire de répartition : les chances de survie augmentent avec l’étendue de la surface de la Terre sur laquelle se trouve le groupe considéré. On comprend que plus les individus sont largement répandus, plus il y a de chances que certains puissent échapper à la catastrophe.

On voit donc que le hasard intervient à deux niveaux dans l’évolution : il crée de l’imprévu dans le cours de la Vie, à travers tous les aléas et les changements de l’environnement, et il est utilisé par le Vivant pour se prémunir contre cet imprévu.

C’est qui rend le cours de l’évolution non prévisible et non prédictible, et fait donc de l’étude de l’évolution une science historique. C’est à ce niveau qu’intervient le terme de contingence tel que l’utilise Stephen Jay Gould en soulignant que les êtres vivants ne sont pas que les produits du hasard et des circonstances présentes mais qu’ils sont aussi les produits d’une histoire.
Gould souligne dans beaucoup de ses écrits que cette histoire aurait pu être bien différente. (On pourra lire les quelques histoires qu’il imagine à la fin de La Vie est belle, livre qu’il consacre à ce terme de contingence, en s’appuyant sur l’exemple des Schistes de Burgess.)

3. Hasard contre finalisme

Plus on introduit de hasard, moins il y a de place pour un projet et pour une finalité transcendante.

Ce n’est sans doute pas un hasard si dans son livre Le sens de l’existence consacré à une recherche de sens dans l’Univers, l’évolution du vivant y compris, Jean Staune, éminence de l’UIP (Université Interdisciplinaire de Paris : voir ici un article signé G. Lecointre pour plus d’informations sur cette "Université") a intitulé le chapitre consacré à l’évolution Sommes-nous ici par hasard ?

Aristote définit dans la recherche des causes la cause finale, qui est un but à atteindre. Le but (la fin) poursuivi devient la cause première, le début et non la fin de la chaîne. Elle est associée à une pensée consciente, intelligente, attribuée à la divinité créatrice. Le finalisme est donc l’idée que les choses se produisent à cause du but à atteindre. Cela va à l’encontre du mécanisme, soutenu par Descartes, qui se base sur des relations de cause à effet limitées au monde physique et exclue ainsi la considération des fins.

Un terme connexe est la téléologie, définie comme la prise en compte du but, qui est tenu pour déterminant dans la séquence des évènements.

La finalité est la réponse à la question pourquoi, par opposition au comment. Rechercher une finalité aux choses qui nous entourent semble être une tendance qui nous est naturelle, à nous animaux entourés d’objets que nous avons conçus et construits pour un usage précis.

Ce finalisme ainsi défini par analogie avec nos machines appelle l’idée d’un concepteur, d’un ingénieur, lorsqu’on pousse l’analogie.
Ainsi le finalisme est à manier avec précaution en sciences. C’est un terme qu’on évite parce qu’il est suspect d’être associé à une croyance en une fin transcendante, donc à une divinité.

Or éviter le recours à la finalité obscurcit nos explications car la finalité des êtres vivants saute aux yeux : l’œil est fait pour voir, le cœur pour mettre en mouvement le sang, le poisson pour nager. Les êtres vivants apparaissent finalisés grâce à l’adéquation entre les structures et les fonctions qu’elles remplissent. L’illusion de finalité est donc dans l’adaptation.

Se poser la question de la finalité dans le vivant est utile, en physiologie par exemple : on ne peut comprendre le rôle d’un organe sans subordonner sa fonction à un but, comme Claude Bernard l’a montré. La fonction glycogénique du foie se comprend dans le cadre du maintien du milieu intérieur.

Nous sommes donc face à une alternative compliquée : contourner consciencieusement toute finalité et perdre un outil de compréhension de la fonction ou ouvrir la porte à l’idée d’un ingénieur qui a conçu les êtres vivants.

Kant donne une solution dans La critique de la faculté de juger : il ne faut pas se passer de la compréhension de la fonction d’une structure que nous apporte l’idée d’une fin, mais cela ne nous autorise pas à dire que la nature a créé cette structure dans le but de remplir cette fonction.

Pour Claude Bernard, "le physicien et le chimiste peuvent repousser toute idée de causes finales dans les faits qu’ils observent, tandis que le physiologiste est porté à admettre une finalité harmonique et préétablie dans le corps organisé dont toutes les actions solidaires et génératrices les unes aux autres " (dans l’introduction à la médecine expérimentale, souligné par P. H. Gouyon, J. P. Henry, J. Arnould dans les avatars du gène).

Un autre terme a été popularisé par Jacques Monod, pour éviter le terme de téléologie : la téléonomie, qu’il définit comme la propriété des êtres vivant d’être doués de projet. Ce projet peut se résumer simplement à se reproduire : « Le rêve de toute cellule : devenir deux cellules », comme le dit François Jacob.

La solution est donc la suivante : la finalité peut s’étudier au sein de l’organisme. Chaque organe remplit une fonction qui permet que l’organisme, communauté d’organes, puisse un jour se reproduire. Cette finalité s’inscrit dans le présent : l’organe remplit sa fonction ici et maintenant.

Il n’est pas approprié d’étendre cette finalité au-delà de l’organisme et dans le temps, dans un finalisme qui transcende l’organisme et les générations, en tendant vers une fin future, et qui n’est donc pas compatible avec la science, celle-ci se devant de rejeter par postulat tout projet transcendant la matière et la vie. Elle se doit d’être objective et ne peut raisonner en termes de cause finale.

Le finalisme au contraire suppose un projet déjà inscrit, dés l’apparition de la vie, voire dés le début de l’Univers comme chez Teilhard de Chardin. L’évolution est alors une révélation de ce projet.

Cette conception a souvent dérivé d’une analogie entre évolution et développement embryonnaire. C’est d’ailleurs de là que vient l’emploi du mot évolution, introduit au départ par Spencer et refusé par Darwin qui voyait bien l’implication de ce mot qui indique quelque chose qui se déroule, se déploie comme un plan. Spencer étend les lois du développement à d’autres domaines et affirme une loi de progrès qui est le passage de l’homogène à l’hétérogène, donc du simple au complexe. Les lois de l’embryologie servent de modèle à des lois qui s’appliquent à l’ensemble de l’Univers.

On retrouve cela dans le principe anthropique au XXème siècle qui part du constat que dés la naissance de l’Univers commence une succession d’évènements improbables, sans lesquels l’Univers ne serait pas ce qu’il est donc sans lesquels nous ne serions pas là. Le principe anthropique admet qu’il fallait que nous soyons là, et donc que tous ces évènements improbables se sont produits dans ce but. La fin (notre existence) est donc la cause.

On voit que presqu’inévitablement l’aboutissement supposé du projet est l’Homme, et cela nous ramène à notre anthropocentrisme.
Dans la pensée d’Aristote sur les causes finales, c’est la fonction qui est à l’origine de l’organe. Le Créateur le conçoit pour qu’il remplisse au mieux cette fonction.

Le finalisme rejeté avec vigueur par les évolutionnistes darwiniens est celui-là, celui qui associe l’apparition d’un organe à un plan, à une intention.

Si les êtres vivants apparaissent être l’expression d’une finalité, ce n’est pas lié à une intention qui leur est extérieure, mais cela correspond à un processus, avec le jeu du couple hasard/sélection.
Le hasard des mutations fait apparaître des nouveautés. Dans ce sens la science donne tort à Aristote car cela se fait au hasard : la mutation n’est pas orientée vers un but.
Ensuite il y a finalisation sous l’effet de la sélection. Ici on donne partiellement raison à Aristote : la structure est façonnée pour remplir une fonction. Mais c’est la sélection qui le fait.
L’évolution est une une amélioration permanente et discrète.

L’illusion d’un projet correspond à une interprétation a posteriori d’une histoire de laquelle il ne nous reste que ce qui a réussi. Nous n’avons pas trace de tout ce qui n’a pas marché, de toutes les tentatives ratées, de tout ce qui n’a pas été sélectionné. Cet élagage dessine ainsi une ligne de progrès menant à l’Homme, dans laquelle chaque étape prépare l’étape suivante, dans laquelle chaque innovation apparaît providentielle, comme si il y avait une prescience de ce qui sera.

Pour l’illustrer, voici un extrait d’une page web intitulée "LE HASARD IMPOSSIBLE -
La théorie de l’évolution des êtres vivants analysée par un croyant
", à propos de la nageoire des Rhipidistiens (Ce qui est en gras est souligné par moi).

"ces poissons rhipidistiens avaient des nageoires paires portées par des membres rudimentaires avec la disposition à trois os. Mais de plus, leurs nageoires avaient une architecture pentaradiée, c’est-à-dire à 5 doigts ! Phénoménal, non ? Rendez-vous compte que cet animal vivant dans l’eau possède deux types de structures fondamentales pour une vie terrestre : des poumons et des futures pattes ! Ce choix aurait-il été fait par le poisson lui-même ? Il s’est peut-être dit : « Tiens, je vais bientôt manquer d’air, il faut que j’invente quelque chose pour pouvoir respirer dans l’air ! Et si je me faisais apparaître des poumons ? Oui, mais en me faisant apparaître des poumons, il faut que je réorganise la disposition de mes vaisseaux sanguins ! Pas de problème ! je sais le faire ! De plus avec mes nageoires, il est vrai que je peux circuler dans l’eau mais elles me seront inutiles sur terre ! Il faut que j’invente quelque chose pour pouvoir circuler sur la terre ferme ! Tiens, si je me faisais apparaître des pattes ! Et puis comme je sais qu’il y a des arbres dans le monde aérien, je vais faire que ces pattes auront des doigts ! Cela me permettra de grimper aux arbres ! » Ne soyons pas ridicules, le choix de la morphologie du Rhipidistien n’a pas été fait par lui-même. Ces choix judicieux ont été voulus, sélectionnés, organisés pour permettre la sortie des eaux !"

Dans ce raisonnement, le futur sert à interpréter le passé, ce qui est un raisonnement absurde en sciences. Cette histoire qui est racontée suppose une prescience de ce qui sera nécessaire. Ainsi le futur guide l’évolution, et cela rend indispensable un Etre connaissant le futur et orientant l’évolution.

"[...] on confirme le fait que s’il y a eu invention, c’est qu’il y a un inventeur ! Or comme l’animal ou la plante ne peuvent rien rajouter sur leur propre organisme, c’est donc qu’il y a bien un inventeur. Mais encore une fois, les Évolutionnistes préfèrent parler d’invention et donc d’inventeur, plutôt que de dire Dieu. Pourquoi se cacher derrière des mots qui ne peuvent que désigner Dieu ?!"

Quelques lignes plus loin :
" Le Rhipidistien que nous venons de voir a encore évolué, c’est-à-dire qu’il a été remanié pour donner ichtyostéga, un animal tout aussi étrange ! Ichtyostéga est l’ancêtre des batraciens car il est une forme intermédiaire entre les poissons et les batraciens. C’est donc lui qui a réalisé cette fameuse « sortie des eaux ». Il présente des caractères de poissons tels que les écailles, la ligne latérale, une nageoire caudale mais aussi des caractères de tétrapodes : une respiration pulmonée aérienne ainsi que des pattes ! Cet animal a donc été préparé pour vivre à la fois sur terre et dans l’eau...!"

Ceci est la seconde erreur du raisonnement : il ne tient compte que d’une ligne et oublie la diversité. Les fossiles montrent qu’Ichtyostéga n’était pas seul dans son genre. On soulignera d’ailleurs que ces premiers explorateurs de la terre ferme n’avaient pas tous 5 doigts. Il y a eu une diversité initiale qui s’est réduite pour que ne restent que des membres à 5 doigts (ce qui ne signifie pas forcément que ce type est fondamentalement supérieur).

La complexification, le progrès que l’on veut lire dans l’évolution, sont une illusion liée en grande partie à notre vision déformée du monde vivant, fortement anthropocentrée, qui s’accompagne d’une grande ignorance de tout ce qui est éloigné de nous. Il peut ainsi y avoir autant de différences entre deux Méduses qu’entre la Drosophile et l’Homme. Une Méduse qui nous examinerait et nous comparerait avec la Drosophile pourrait nous trouver bien semblables avec notre symétrie bilatérale, notre tête et notre système nerveux axial.

Définir ce qui est complexe est très subjectif et peut faire l’objet de discussions sans fin. Il est très difficile de quantifier objectivement cette complexité et on s’aperçoit que très souvent (comme par hasard) la complexité est définie par rapport à l’Homme et à son cerveau, sacré objet le plus complexe.
Pour reprendre l’exemple des Méduses, le cnidocyte est une cellule nerveuse qui avec son filament urticant qu’elle peut projeter à une incroyable vitesse est autrement plus complexe que n’importe lequel de nos neurones. La complexité n’est pas toujours du côté que l’on croit ou que l’on veut faire croire évident.

C’est oublier aussi que l’immense majorité du vivant n’est pas représentée par des organismes complexes, mais par des bactéries, (elles-mêmes bien moins nombreuses que des virus), bactéries qui sont là depuis bien avant nous et qui seront là bien après nous. Si l’on cesse de se gargariser de notre propre importance et de tout rapporter à nous-mêmes, il faut se rendre à l’évidence que la complexité ressemble fort à un épiphénomène du vivant.

S’il y a une loi de progrès et de complexification intrinsèque au vivant, pourquoi y a-t-il encore autant d’unicellulaires ? Cette loi serait-elle plus forte, plus efficace seulement dans quelques lignées, en particulier dans la nôtre ?

Une telle vision amène nécessairement à l’idée que tous les autres êtres vivants sont des impasses, que chez eux le progrès s’est interrompu trop tôt, qu’ils ne sont pas terminés. C’est une vision déformée du monde vivant dans laquelle on oublie que les branches autres que la nôtre ont continué à évoluer de leur côté. Les Poissons d’aujourd’hui ne sont pas des Poissons du Dévonien qui ont arrêté d’évoluer pendant que les Tétrapodes partaient à la conquête du milieu aérien. Les Chimpanzés ne sont pas une population de l’ancêtre de l’Homme qui se serait arrêtée là.

Cela rétablit une hiérarchie entre les êtres et nous ramène à l’échelle du vivant, éventuellement compliquée par des branches qui sont des culs de sac, toutes sauf une.

Stephen Jay Gould reprend un cas de figure classique en statistiques appelé "la marche de l’ivrogne" qui montre que l’accroissement de complexité au fil du temps peut se faire sous l’effet du simple hasard, dans le cadre d’un système aléatoire où les probabilités sont égales d’aller vers une complexification ou vers une simplification, donc sans qu’il soit nécessaire de faire appel à une quelconque loi qui pousse vers plus de complexité. L’évolution peut se faire aussi bien vers plus que vers moins de complexité. Mais il y a un seuil minimal de simplicité sous lequel la vie n’est plus possible alors qu’il n’y a pas de limite vers la complexité. Il y a donc nécessairement une dérive vers plus de complexité.
La marche de l’ivrogneprend l’image d’un homme ivre qui titube au hasard sur un trottoir. Il ne peut pas aller plus loin que le mur d’un côté. Il finira donc inévitablement par tomber vers la rue, renvoyé par le mur qu’il ne peut franchir.

A lire : Une idée reçue : L’évolution mène toujours au progrès par Marc-André Selosse et Bernard Godelle

4. Résistances à la théorie de l’évolution

Plusieurs obstacles à la réception de la théorie de l’évolution découlent de ce qui précède :

  Le premier, déjà évoqué dans la première partie, est qu’il est très difficile de s’imaginer le déroulement de l’évolution par le couple hasard/sélection, en particulier sur un mode gradualiste d’améliorations discrètes au fil du temps. Je le rappelle ici pour le souligner, par contraste avec le fait qu’il est beaucoup plus simple d’imaginer et de comprendre un Créateur et un projet.
Comme l’écrit François Mauriac, cité par Jacques Monod dans le hasard et la nécessité : "Le professeur veut nous faire admettre quelque chose de plus incroyable encore que ce qu’il est demandé de croire aux pauvres chrétiens que nous sommes."

 Un second obstacle plus profond est que cette évolution va à l’encontre de notre finalisme naturel. Nous vivons dans un monde que nous avons construit, entourés par des objets que nous avons conçus dans un but précis. Nous avons une tendance naturelle à rechercher à quoi servent les choses et à projeter sur la Nature ce qui est vrai dans notre monde technologique.

Dans une conférence sur La résistance au darwinisme : croyances et raisonnements Gérald Bronner, sociologue du Laboratoire Cultures et Sociétés en Europe à l’Université Marc Bloch de Strasbourg cite une étude dans laquelle on soumet un fait observé à un échantillon de personnes : de plus en plus d’éléphant naissent sans défenses. On demande aux personnes d’expliquer pourquoi.

Dans les réponses données, on trouve les suivantes : les défenses ne leur servaient plus à rien alors elles disparaissent ; les éléphants se faisaient tuer par les braconniers pour leurs défenses alors ils ont décidé de les faire disparaître.
L’apparition ou la disparition de l’organe est ainsi liée directement à la nécessité et ce lien peut aller jusqu’à passer par une "décision" de l’être vivant.

Pour les tenants de l’Intelligent Design, il est absurde que l’être vivant puisse décider de se transformer, ce qui est vrai, d’où le recours à un être extérieur qui les transforme et les fait évoluer.

Nous sommes ici loin du scénario darwinien : il existe une mutation qui fait que des éléphants naissent dépourvus de défenses, mutations apparue au hasard et qui autrefois était désavantageuse puisque les défenses servent aux éléphants à se nourrir. Mais sous la pression de sélection des braconniers, ce caractère devient avantageux, favorisant une survie plus longue et donc un meilleur accès à la reproduction.

Ce qui ici est en dehors de notre mode de pensée naturel est que le nouveau caractère apparaît au hasard et non dans un but précis. Il peut ainsi exister bien avant le moment où par hasard il se révèlera utile, sans que cela suppose une quelconque prescience. On oublie ici tous les autres caractères qui sont présents par hasard ne se trouveront jamais être par hasard utiles dans le futur environnement.

Il y a là un obstacle qui n’est pas culturel ou idéologique mais qui est lié à nos schémas mentaux. Elle correspond à une faute de raisonnement que Gérald Bronner appelle la négligence de la taille de l’échantillon, qu’il définit comme "notre fréquente incapacité à tenir compte dans notre appréciation d’un phénomène du nombre d’occurrences qui ont présidé à son avènement", "d’autant plus attractive qu’elle concerne un phénomène à probabilité d’apparition très faible mais produit par un très grand nombre d’occurrences. Nous avons dés lors l’impression qu’il est extraordinaire puisque nous ne pouvons ou ne voulons pas considérer la nature de la série dont il est issu".

Pour cela le darwinisme est contre intuitif, contrairement au finalisme, car le hasard qui fait apparaître la mutation comme celui qui fait que la mutation va providentiellement donner un avantage correspondent à une très faible probabilité. Donc il semble impossible que cela se produise sans qu’il y ait une volonté consciente derrière, celle de l’être vivant ou celle d’un être transcendant.
L’erreur est d’oublier tous les autres "tirages" qui n’ont pas produit cette mutation. Tous les échecs sont invisibles. L’apparition de ce qui a marché est très improbable mais il faut le rapporter aux innombrables expériences de la nature qui n’ont pas marché et que donc nous ignorons.

L’autre erreur de ce raisonnement, pourtant logique, est de trop se focaliser sur le hasard et d’oublier le déterminisme qui le suit : la sélection. Ce n’est pas le hasard qui va transformer peu à peu la population mais la transmission différentielle du caractère favorable. La mutation n’apparaît pas chez tous magiquement. Il suffit qu’elle apparaisse. Puis elle va se transmettre et se répandre si elle apporte un avantage dans l’accès à la reproduction La difficulté est donc ici de concevoir la population des individus non pas comme immuable, un ensemble statique mais comme le lieu de changements de fréquence des allèles des gènes par le jeu de la reproduction et sous la férule de la sélection.

Il faut bien être conscient de cela en tant qu’enseignant car cette tendance naturelle au finalisme peut nous faire employer des termes ou des métaphores qui peuvent sonner finalistes. Qui n’a jamais dit dans un cours sur l’évolution que "l’espèce s’adapte" , ce qui peut laisser entendre qu’elle le fait activement ?

 En allant plus loin, cette évolution aveugle, avec une si grande part de hasard supprime l’ordre et l’harmonie, la perfection que la religion avait affirmées dans l’Univers et que les Sciences de la Nature jusqu’à Darwin avaient confirmées et avaient cherché à représenter à travers les classifications.
La Nature n’est plus conçue pour le mieux, pour le plus grand bien (en particulier le nôtre).

Cela est d’autant plus difficile à accepter si cela se double d’une évolution présentée sous le seul jour de la lutte pour la vie (struggle for life), dans une version caricaturale et fausse de loi du plus fort, de survie du plus apte, expression aussi due à Spencer.
Il faut alors rappeler que plutôt que de survie différentielle, il faut penser en termes de reproduction différentielle : l’avantage qui compte est celui qui est transmis donc celui qui favorise l’accès à la survie plus que celui qui favorise la simple survie. Les deux sont liées évidemment mais si on ne peut se reproduire sans survivre, on peut survivre sans se reproduire. Les deux peuvent même s’opposer lorsque la sélection est : un exemple typique est la queue du Paon qui va être une gêne s’il faut fuir un prédateur mais qui est choisie par les femelles car est un signe de bonne santé. L’accès à la reproduction met en danger la reproduction. Il y a de nombreux exemples de ce type chez les Oiseaux qui attirent les femelles par leurs parades, leurs livrées ou leur chant, au risque de se faire repérer par un prédateur.

Plus encore, la théorie de l’évolution avec un hasard omniprésente nous laisse orphelins d’un projet dont nous étions l’aboutissement. Notre présence n’a plus de sens dans l’Univers, elle ne donne plus de sens à l’Univers.

Notre présence est contingente, nous pourrions aussi bien ne pas être là.

C’est la conclusion à laquelle arrivent Jacques Monod dans Le hasard et la nécessité : « l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité de l’Univers d’où il a émergé par hasard » et c’est tout l’objet de La Vie est belle de Stephen Jay Gould : « nous sommes les enfants de l’histoire, et devons tracer nos propres voies dans le plus riche et le plus intéressant des Univers – indifférent à notre souffrance »

Monod et Gould en tirent la même conclusion, effrayante ou exaltante, sortant d’un champ strictement scientifique et nous offrant leur philosophie personnelle : il n’y a pas de destin, rien d’écrit. D’où nous sommes libres de faire nos choix. Nous sommes responsables de notre succès ou de nos échecs (ce en quoi ils oublient le rôle du hasard !).

Je ne veux pas juger ici de la valeur de ces conclusions, mais simplement souligner qu’elles découlent effectivement logiquement des mécanismes de l’évolution que nous avons décrits. Donc si on n’est pas enclins à accepter cela, si on ne peut le supporter, si cela n’est pas compatible avec notre conception de l’existence, on remettra fatalement en cause la théorie de l’évolution et on penchera plutôt pour une vision du monde qui donne un sens à l’existence de l’Homme. Le choix ne se jouera pas sur le terrain scientifique.

 Enfin il faut bien souligner que si le hasard intervient dans l’évolution, cela ne signifie que nous sommes là sans cause, nous ne sommes pas les produits du pur hasard.
Dans tous les cas si ce qui arrive est lié au hasard, quel qu’en soit le sens, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de cause. Dans un premier cas la cause est sans rapport avec la valeur de l’effet, la finalité en est exclue. Dans un second cas les causes sont très nombreuses et complexes. Dans un dernier cas elles sont entièrement contingentes, liées à un évènement indépendant.

Le hasard ne s’oppose pas au déterminisme.
Le déterminisme postule que tout effet a une cause. Pour Claude Bernard dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, c’est un présupposé nécessaire à l’expérience qui consiste à apporter une perturbation dans un système et à en mesurer les conséquences.
On suit cette perturbation le long de cette relation de cause à effet. (Pour Claude Bernard, nier ce déterminisme « ne serait rien autre chose que nier la science même ». C’est un point de son opposition au vitalisme, dont il sera question au chapitre suivant).

Ce principe de déterminisme interroge les philosophes sur la possibilité du libre arbitre. Dans un déterminisme absolu, nous sommes dans le rêve de Laplace : « Une intelligence qui pour un instant donné toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ses données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des grands corps de l’Univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé serait présent à ses yeux ».
Dans une telle vision, tout est déjà écrit, contenu dans les conditions initiales et les lois de la physique. Dans ce sens là l’apparition de l‘Homme était inéluctable, tout comme celle de la glace au chocolat. L’Homme n’est pas là en vertu d’une qualité supérieure, de sa nécessité dans l’univers. Sa présence est contenue dans les conditions initiales de l’Univers.

Les innovations génétiques se font au hasard, au sens qu’elles sont aléatoires. Pour autant il existe une part de déterminisme, puisqu’il y a sur l’ADN des lieux privilégiés de mutation, de recombinaison… Il existe un second déterminisme par-dessus avec la sélection qui fait que dans certains gènes particulièrement importants, toute modification va perturber un mécanisme délicat et vital et sera donc éliminée car l’individu ne survivra pas. Ainsi la fréquence de mutations n’apparait pas être la même partout sur l’ADN.

Le hasard obéit lui-même au déterminisme car il ne produit que ce qui est permis par les lois de la physique et de la chimie. Il ne produit que le possible : si on lance un dé à six faces numérotées de 1 à 6, le 7 ne peut pas sortir.

Les lois existent et donnent le cadre général dans lequel les choses sont possibles. « Les détails, qu’ils soient bon ou mauvais, sont laissés à l’œuvre de ce que l’on pourrait appeler hasard » (Charles Darwin en réponse à Asa Gray, cité par S. J. Gould dans la Vie est belle).

III. Vitalisme et mécanisme

IV. La place de la Science, Religion et Morale

V. Enseigner l’évolution de la lignée humaine

Me contacter : B. Boucher

Une réaction, une correction ? Voir le forum à la suite de cet article (Répondre à cet article).


Bibliographie :

 Dossier La Recherche mai 2007 : L’évolution

  • L’apparition de l’Homme était-elle inévitable ? par Mickael Ruse

 Dossier Pour La Science : L’évolution, sous la direction d’Hervé Le Guyader, éd. Belin

 Dossier La Recherche mai 2007 L’évolution, éditions Belin

  • Hasard et évolution par Jean Gayon
  • Contingence et nécessité dans l’histoire de la vie par Louis de Bonis
  • Le finalisme revisité par Pierre Henri Gouyon

 La nécessité du hasard d’Alain pavé, EDP Sciences

 Dictionnaire d’histoire et de philosophie des sciences, sous la direction de Dominique Lecourt, PUF

 Introduction à la médecine expérimentale de Claude Bernard,

 Le hasard et la nécessité de Jacques Monod, Points/Seuil

 Le jeu des possibles de François Jacob, Livre de Poche biblio essais

 La vie est belle de Stephen Jay Gould, Points/Seuil

 L’Éventail du vivant. Le mythe du progrès, S.J. Gould, Points/Seuil

 Structure de la théorie de l’évolution de S. J. Gould, NRF essais

 Le fleuve de la vie de Richard Dawkins, Hachette sciences

 Les avatars du gène de P. H. Gouyon, J. P. Henry, J. Arnould, Belin coll Regards sur la Science

Partager

Imprimer cette page (impression du contenu de la page)